Dossier : Consommation et numérique, une révolution sans fin

Les technologies digitales ont radicalement changé les modes de consommation. Les stratégies de vente se sont adaptées et si le client bénéficie d’avancées certaines, l’emprise des marques sur son acte d’achat reste néanmoins très forte.

Cela a peut être commencé lorsqu’il a été demandé aux clients des premiers supermarchés de pousser un caddie et de le remplir au fil des rayons. Les surfaces de vente devenaient trop grandes, l’offre de produits trop large, le pouvoir d’achat s’y prêtait : le caddie fut l’outil parfait pour accompagner le développement de la consommation de masse. Depuis, sont arrivés le pesage des fruits et des légumes en rayon, les meubles en kit et leur montage à la maison, l’amplitude d’ouverture élargie au maximum, y compris le dimanche, puis les caisses automatiques où les clients scannent eux-mêmes leurs achats.

Le numérique a apporté une nouvelle vague de services et d’innovations : l’achat depuis chez soi 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, la livraison à domicile, le drive (5% et 6 milliards de CA pour la grande distribution) et le « click and collect » (on achète sur internet et on retire en magasin dans l’heure) ou le « show-romming » (on fait son choix en magasin et on commande sur internet), la personnalisation immédiate des biens achetés (papeterie, carterie, photos…), l’abonnement aux diverses « box » (produits de beauté, musique, alimentaire…) et aux téléchargements (produits culturels), mais aussi le troc, le groupage, le partage, la location entre particuliers, le don et le financement participatif…

Les consommateurs produisent maintenant eux-mêmes leurs billets de cinéma, de théâtre ou de transport, ils remplissent leurs formulaires administratifs en ligne, impriment leurs polices d’assurance, etc. Nous tous, consommateurs, travaillons de plus en plus souvent à la demande des entreprises et des services publics qui comptent sur nous pour fournir des tâches dont ils se débarrassent volontiers et, dans le même temps, des salariés qui en avaient précédemment la charge. La consommation a changé radicalement de visage.

Capitalisme 2.0

Lors de son Assemblée générale du 29 juin dernier, Indecosa 01 lançait un débat sur« le travailleur et le consommateur ». Fabrice Canet, dans son exposé introductif, citait Marie-Anne Dujarier (Le travail du consommateur, éditions LA Découverte, 2014) professeure de sociologie à l’Université Paris-Diderot.
« Consommer et travailler sont les deux activités centrales dans notre civilisation. Toutes deux contribuent à fabriquer un certain mode d’existence, de rapport aux choses et aux hommes. » Puis le secrétaire général de l’UD et vice-président d’Indecosa 01 soulignait la pertinence du sujet alors que « le travail est appelé à connaître de nombreux bouleversements. Les évolutions technologiques actuelles et à venir sont et seront structurantes. » Un peu plus tard, il ajoutait : « Le numérique a des conséquences importantes sur le salariat et notamment sur la définition de ses frontières…/… Comprendre ce qui se joue dans le consumérisme permet aussi de comprendre les transformations actuelles du capitalisme. »

C’est aussi pour cette raison qu’à travers ce dossier, Indecosa-CGT se demande aujourd’hui comment les outils digitaux ont impacté la consommation. Quelles offres ont émergé de la part des entreprises ? Quelles nouvelles fonctions celles-ci attribuent-elles aux consommateurs ? Quelles sont les nouvelles exigences, les nouvelles pratiques de ces derniers ?

Expériences clients

De nombreuses études ont été réalisées sur ce sujet. Un grand nombre d’entres elles ont été réalisées à la demande d’entreprises afin de les aider à mieux s’adapter aux mutations en cours et à en tirer plus de profit. Le développement du marketing, accompagné par le développement des technologies, a permis de perfectionner au plus haut point les stratégies de vente du e-commerce et de resserrer les liens avec les consommateurs. Il en résulte « des expériences clients » variées et des offres « innovantes » pour renforcer « l’attachement » aux marques. Au bénéfice de qui ?
« Dans le secteur bancaire, expliquait encore Fabrice Canet, lorsque le consommateur réalise lui-même ses opérations, les économies pour le fournisseur sont de l’ordre de 80% de ses charges » – avec pour conséquences la disparition de milliers d’agences en une dizaine d’années. Ou encore, « lors du lancement de Windows 2000, la participation des consommateurs à la phase de test a permis à la firme américaine de gagner 500 millions d’Euros ».
Si les consommateurs, grâce aux technologies digitales, gagnent en confort, en choix et en offre, en rapidité et facilité d’acquisition, ils n’en restent pas moins manipulés par des professionnels incontestablement doués pour transmuter les biens et services proposés en besoins… à satisfaire le plus vite possible.

Le e-commerce en chiffres  (France, 2017 – source Fevad)

  • Chiffre d’affaire : 81,7 milliards d’euros + 14,3% par rapport à 2016
  • Part de marché : 8,5% du commerce de détail
  • Nombre de transactions en ligne : 1,247 milliards + 20,5% par rapport à 2016
  • Nombre de e-acheteurs : 37,5 millions de Français 85,5% des internautes
  • Montant moyen d’une transaction : 65,5 euros – 5% par rapport à 2016

 

Portrait robot du e-consommateur

L’internaute est un consommateur exigeant, mobile et potentiellement puissant lorsqu’il n’est pas manipulé.

Le e-consommateur s’est approprié les outils numériques et s’en sert pour réaliser ses achats, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, souvent en mobilité grâce à son smartphone. 21% du chiffre d’affaires du e-commerce est réalisé à partir de terminaux mobiles.
L’importance de l’offre qui s’ouvre à lui ainsi que son accès aisé, lui permettent de délaisser les habitudes d’achat. Le e-consommateur est volatil. Il surfe, zappe, like et change d’avis. Il attend une relation plus personnalisée avec les sites ou les marques qu’il visite sur internet. Il apprécie que les entreprises partagent ses valeurs et lui disent, qu’elles répondent à ses attentes, à ses questionnements, qu’elles entretiennent avec lui une relation étroite et continue. Il aime que les marques lui racontent des histoires de mode, de tendance, de produit (storytelling), qu’elles lui envoient des photos et qu’elles publient ses recettes, ses trucs et astuces, ses commentaires…

Il partage facilement ses expériences et se répand sur les réseaux sociaux pour commenter, évaluer et noter, promouvoir ou critiquer les biens et services qu’il a consommés. En ce sens, il détient un pouvoir face aux entreprises qui perdent ainsi le monopole des messages commerciaux. Il peut même devenir un « influenceur ». Entendez par là, un publicitaire gratuit et bénévole.

Usage et propriété

Le e-consommateur est impatient. Lorsqu’il a fait ses achats, il aime être livré le plus vite possible, dans un lieu choisi par lui. Les achats en livraison représentent 500 millions d’euros de chiffre d’affaires pour les enseignes. Il souhaite aussi être continuellement informé de l’avancement de sa commande : préparation, expédition, réception, contretemps éventuel… Il rechigne parfois à posséder, accordant plus de valeur à l’usage qu’à la propriété. C’est ainsi que grâce à des plateformes de mise en relation, il peut louer ou partager facilement des biens et des services avec d’autres internautes. Y compris sa voiture, réputée hier encore propriété « très personnelle ». Le succès de la pratique a
d’ailleurs poussé la SNCF à investir dans Ouicar, un site de partage de véhicules entre particuliers.

Identité numérique

Le e-consommateur n’aime pas payer. Aussi des technologies se développent-elle pour lui faire oublier cet acte « douloureux » qui finalise tout achat. Le paiement à distance et le sans contact, prochainement le paiement généralisé sans contact via le smartphone, lui évitent de sortir son porte-monnaie et atténuent la conscience de la dépense. Il se préoccupe peu de ce que cachent les prix bas, des conditions sociales et environnementales de production de ce qu’il acquiert.

Enfin le e-consommateur « bénéficie » d’une identité numérique qu’il s’est forgé en divulguant sciemment ses données personnelles ou en les disséminant à son insu sur les sites qu’il a parcourus. Son identité numérique est indissociable des son identité physique. L’une et l’autre composent sa personnalité de consommateur.

Est-ce l’environnement technologique ou les marques qui l’ont ainsi façonné ? Est-ce lui qui impose dorénavant sa loi ou les entreprises qui lui dictent sa conduite ? Une chose est certaine, les générations à venir ne sont pas prêtes à rompre avec un modèle dans lequel elles baignent depuis leur naissance et dont elles semblent fort bien s’accommoder. Face à cet état de fait, seules l’éducation et l’information pourront maintenir chez les consommateurs une conscience des réalités et une capacité de réaction.

Le Top 5 des sites les plus visités (France)

  • Amazon
  • Cdiscount
  • Fnac
  • Vente-privée
  • OUISNCF

Le travail du consommateur

De son plein gré ou à son insu, par choix ou par obligation, mais toujours gratuitement, le consommateur en ligne génère de la valeur au bénéfice de son fournisseur.

Travailler, consommer : la frontière devient de plus en plus floue. Lorsque nous imprimons nos billets de train, nos timbres, nos formulaires administratifs, ne fournissons-nous pas un travail ? Ne produisons-nous pas un bien ? Lorsque nous scannons nous-mêmes nos achats en caisse, ne réalisons-nous pas le travail à la place d’un ou d’une salariée ? Et de plus, gratuitement ! C’est ce que les spécialistes appellent la coproduction du consommateur, ou co-création. Mais notre implication ne s’arrête pas là. Pour Anne-Marie Dujarier, sociologue, il existe trois formes principales de ce travail. La première est l’externalisation des tâches et des coûts sur le consommateur (exemples cités plus haut). La sociologue parle alors d’autoproduction dirigée.

La deuxième forme est la captation des données liées au consommateur. Selon des experts, la valeur de l’économie européenne des données s’élevait à quelque 300 milliards d’euros en 2016 et pourrait atteindre 430 milliards en 2020. Ce « big data » à haute valeur ajoutée est capté à 95% par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ces données concernent essentiellement les comportements des consommateurs. Elles sont prélevées au fil de leurs visites sur les sites lorsqu’ils les communiquent eux-mêmes ou à leur insu grâce à toutes les traces qu’ils y laissent.

Enfin les consommateurs participent à l’organisation et au contrôle de l’entreprise. Ils sont sollicités pour donner leur avis, tester des systèmes ou des produits, proposer des solutions, fournir des contenus et même influencer d’autres acheteurs potentiels (blogueurs, influenceurs).

Par l’usage qu’ils font des outils numériques, et par la récupération qui en est faite par les entreprises, les consommateurs internautes sont devenus de véritables collaborateurs externalisés et « augmentés » de leurs fournisseurs. Ils créent pour eux une valeur considérable et, bien sûr, sans rémunération ni compensation en retour.

Le e-commerce demain

Les avancées technologiques qui incitent les consommateurs à s’attacher à un site, une marque, un réseau social sont vertigineuses. Deux exemples distingués par la Fevad illustrent les mutations en cours.

La Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad) et l’agence de conseil et d’audit KPMG organisent depuis deux ans le challenge « Start me up ! ». Parmi le classement 2018 des start-ups « qui dynamisent le e-commerce en France » se trouve à la 4 e place Q°emotion, ainsi présentée sur le site de la Fevad : Créée en 2015, Q°emotion est une technologie basée sur de l’intelligence artificielle qui permet d’analyser automatiquement les émotions et les sensations contenues dans les avis clients. Tout contenu écrit peut être analysé pour faire émerger les émotions ressenties par les clients en fonction des thématiques abordées …/… Q°emotion aide les entreprises à recentrer leur business sur les attentes clients et à limiter l’attrition.

Autre exemple, à la 2 ème place du challenge se hisse Buyapowa : Créée en 2014, Buyapowa est une plateforme de parrainage digital qui, à l’aide notamment du « Machine Learning », permet aux e-commerçants d’identifier les ambassadeurs les plus actifs de leur marque et de les encourager à recruter de nouveaux clients, par un système de récompense (bons d’achat, remises, etc.).

La technologie au service du marketing

La technologie au service du marketing aura, on le voit, toujours une longueur d’avance sur l’imagination et les connaissances des consommateurs. L’intelligence artificielle, notamment, suscite énormément d’intérêt chez les e-commerçants. Dans le monde, ils ont investi en 2017 plus de 2 milliards d’euros dans cette voie d’avenir.
Les applications se multiplient rapidement, par exemple dans la « personnalisation de l’expérience client » ou les chatbots et assistants personnels. Les chatbots sont des programmes informatiques qui lisent des messages (email, SMS, chat…) et analysent les demandes pour y répondre en quelques secondes grâce à des algorithmes complexes.
Certains professionnels prévoient que les chatbots auront remplacé 80% des applications actuelles d’ici cinq ans et permis de réaliser d’importantes économies sur…l’emploi. Ils permettent aussi d’augmenter la collecte des données liées aux comportements des clients.

« Ces besoins sont créés dans l’intérêt du business »

Entretien avec Élodie Ferrier, secrétaire fédérale de la Fédération CGT du commerce.

IN : Le numérique a révolutionné le commerce : en bien ou en mal ?
Elodie Ferrier : En mal ! D’une part parce que le numérique supprime énormément d’emplois, d’autre part parce qu’il transforme trop vite le travail et que l’humain peine à s’adapter à ces changements excessivement rapides.
Une autre raison négative : le patronat utilise l’argument de la concurrence du e-commerce pour justifier, notamment, l’ouverture des commerces le dimanche. La Fédération CGT du commerce s’oppose à l’ouverture dominicale et affirme qu’en aucun cas le travail du dimanche est une réponse à la concurrence du e-commerce.

IN : Gagner du temps, être livré, consommer 24/24, 7/7, est-ce réellement de nouveaux besoins des consommateurs, ou une nouvelle offre qu’on lui impose ?
E.F. : Incontestablement, cette évolution de la société est imposée par les financiers et leur modèle économique. Ces besoins sont créés dans l’intérêt du business.

IN : À quel point les consommateurs sont-ils conscients des enjeux sociaux et environnementaux qui se cachent derrière les nouveaux modes de consommation ?
E.F. : En général, les consommateurs sont peu ou pas conscients des enjeux et des conséquences du e-commerce : suppressions d’emplois dans les magasins physiques, conditions de travail dégradées dans les plateformes logistiques, multiplication des transports de proximité pour les livraisons… Tout est fait pour que le consommateur, lors de l’acte d’achat, ne perçoive que son intérêt personnel et immédiat.

IN : La tendance est de faire « travailler » le consommateur. Est-ce que cela peut aller encore plus loin ? Qu’est-ce qui se dessine pour l’avenir ?
E.F. : Le consommateur est devenu un instrument piloté par la société de consommation et ceux qui la maîtrisent. Ils pourront toujours aller plus loin… Par exemple, avec la consommation connectée. D’autant que le consommateur, devant son écran, est de plus en plus isolé, il a de moins en moins de relations humaines, ne bénéficie plus des conseils des vendeurs et, par ce fait, est de plus en plus vulnérable. Le numérique doit être un outil pour le travailleur mais le travailleur ne doit être un outil pour le numérique.

Dossier réalisé par Michèle Berzosa et paru dans le IN Magazine N° 181 de Septembre-Octobre 2018.

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