La «ferme France», une loi pour irriguer l’agrobusiness

 Pesticides réautorisés,
retenues d’eau encouragées,
enjeux sanitaires évacués…

 

La proposition de loi «pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France», soumise au vote ce mardi au Sénat, affiche de nombreux reculs environnementaux.
C ’est un véritable cheval de Troie de l’industrie agroalimentaire. Portée par les trois sénateurs Laurent Duplomb (LR), Pierre Louault (Modem) et Serge Mérillou (PS), la proposition de loi « pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France», qui doit être votée solennellement ce mardi 23 mai au Palais du Luxembourg, après l’examen en première lecture, est aussi régressive que néfaste pour l’agriculture et la santé des consommateurs.

Un texte sur mesure pour les lobbies phytosanitaires

Premier exemple, des pesticides 2.0, épandus à coups de drones : l’article 8 de ce texte autorise, via des dérogations, l’usage «d’aéronefs télépilotés ou contrôlés par intelligence artificielle pour la pulvérisation aérienne de produits phytopharmaceutiques». Pourtant, l’épandage aérien est interdit depuis 2009 par une directive européenne du fait de risques élevés de dispersion dans l’air à proximité des habitations. «Des dérogations existaient pour les terrains en pente, en zone montagneuse. Là, on généralise l’expérimentation, déplore Joël Labbé, sénateur EELV du Morbihan, dont le groupe a rejeté l’ensemble du texte. Et, pour faire passer la pilule, on évoque une agriculture de “haute précision”, alors qu’on sait qu’à 3 mètres au-dessus des cultures, avec un coup de vent, les pesticides s’envolent bien au-delà de la zone prévue.»

Autre cadeau à destination des fabricants de pesticides : le texte, via l’article 18, revient sur la séparation des activités de vente et de conseil des produits phytopharmaceutiques, qui était l’une des quelques avancées de la loi Egalim de 2018 pour prévenir les conflits d’intérêts… «Comment faire avancer la transition vers l’agroécologie quand ceux qui conseillent ces produits sont aussi ceux qui en font commerce ?» interroge l’association Eau et Rivières de Bretagne. Il s’agit là clairement de faire la promotion des pesticides, ce qui «va totalement à l’encontre de l’objectif de réduction des pesticides porté par l’UE… et la France depuis quinze ans», note l’ONG Générations futures, pointant «le degré de porosité qui existe encore entre la FNSEA, le lobby des pesticides et les pouvoirs publics».

… et les tenants de l’agriculture intensive

Concernant l’eau, l’article 15, lui, propose carrément de modifier le Code de l’environnement, en donnant automatiquement le statut d’«intérêt général majeur» aux retenues d’eau à usage agricole. Via son article 17, le texte prévoit, en outre, de faciliter la mise en place de tels ouvrages, en réduisant notamment les délais de contentieux relatifs à ces projets. Soit une logique de soutien à un modèle d’agriculture intensive, alors que les épisodes de sécheresse se multiplient, au profit de quelques-uns, et qui de plus est financé par de l’argent public.

Quand l’économie prime sur la santé et l’environnement

Les sénateurs, majoritairement de droite, ont voté, contre l’avis du gouvernement, un article (13) permettant au ministre de l’Agriculture de suspendre une décision prise par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). «L’Anses est tout bonnement remise sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. C’est un retour en arrière», décrypte Joël Labbé, rappelant que, depuis 2015, c’est l’Anses qui délivre les autorisations de mise sur le marché (AMM) des produits phytosanitaires. «Et non plus le ministère de l’Agriculture.»

En outre, ce même article 13 prévoit, pour chacune des décisions prises par l’agence sur des pesticides, «une balance détaillée des bénéfices et des risques sanitaires, environnementaux et économiques». «Diluer les enjeux sanitaires et environnementaux avec un critère économique, c’est ni plus ni moins donner un prix à la sécurité sanitaire et environnementale», dénonce Alain Bazot, de l’UFC-Que choisir. «Si le ministère de l’Agriculture remet la main sur les AMM et que, demain, il décide que l’aspect économique prévaut sur la science concernant l’utilisation de certains pesticides, alors, il y aura un risque pour la santé et l’environnement», poursuit Joël Labbé, évoquant les récents cas de contamination des eaux de consommation aux métabolites (molécules dégradées) de pesticides. L’article 13 doit permettre «d’éviter ce qu’on a pu connaître ces derniers mois sur les décisions de l’Anses», s’est défendu Laurent Duplomb, cosignataire du texte.

En mars dernier, le ministre de l’Agriculture avait en effet demandé à l’agence «une réévaluation de sa décision sur le S-métolachlore (un herbicide), parce que cette décision n’est pas alignée sur le calendrier européen et qu’elle tombe sans alternatives crédibles».

L’alibi de la « surtransposition »

La troisième partie de la proposition de loi viserait à «lutter contre la surréglementation en matière agricole» qui serait «un frein à la compétitivité des exploitations et source de désavantages concurrentiels sur les marchés européens et internationaux». Les rapporteurs proposent une série d’articles visant à ne pas aller au-delà des exigences contenues dans les directives européennes. En février dernier, Générations futures a publié un rapport démontrant que la prétendue «surtransposition» dénoncée par certains politiques procédait uniquement de l’application de règlements européens. «Et (que) de surtransposition, il n’y en avait pas

Des conséquences dans l’assiette des consommateurs

L’article 11 revient sur la définition des 50% d’aliments de qualité en restauration collective, afin d’étendre les critères de provenance à «d’autres démarches de certification ». Le risque étant de voir se multiplier de pseudo-labels de qualité, tel le HVE (haute valeur environnementale), au détriment de réelles démarches durables, comme l’agriculture biologique. Le texte de loi prévoit également de repousser de trois ans la date à laquelle les plats servis dans la restauration collective devront contenir au moins 20% de produits biologiques. Alain Bazot dénonce «la profonde régression consumériste et environnementale» de ce texte, qui défend une «agriculture toujours plus intensive et toujours aussi peu respectueuse de la biodiversité et de la santé des consommateurs».

Un ballon d’essai pour « Les Républicains »

«Nous avons l’impression de régresser de vingt ans et ce alors que tous les signaux sont au rouge en matière d’environnement, du fait de l’usage des pesticides : pollution des eaux, impacts dévastateurs sur la biodiversité, effets sanitaires avérés…» déplore François Veillerette, porteparole de Générations futures. Rien n’est toutefois définitif, relève Joël Labbé: «Le texte se catapulte avec la loi d’orientation agricole, qui est en phase de consultation. Il faudrait que le texte soit abordé à l’Assemblée avant la loi d’orientation agricole, dont l’examen est prévu à l’automne. Mais ce ne sera pas possible en termes de calendrier. C’est un ballon d’essai pour “les Républicains”», analyse le sénateur. L’objectif est aussi de peser sur le débat public: «En mettant en débat des positions aussi extrêmes et régressives, on en vient à opter pour le statu quo», alors que la France est déjà le troisième pays le plus permissif de l’Union européenne en matière d’autorisation de substances actives. Et que la transition du modèle agricole est devenue incontournable.

ALEXANDRA CHAIGNON

Humanité du 23 mai 2023