Mieux comprendre l’Europe – 3
Les ressources et le contexte
“C’est quoi notre stratégie”
Cheikh se cala en arrière sur sa chaise, histoire de prendre le temps de réfléchir à ce qu’il allait écrire. Agatha était fidèle à elle-même. Pertinente et vive, son amie avait tout de suite senti l’ambiguïté de la situation.
L’Europe, à ce stade, n’était pas une question morale ou même idéologique. Non qu’il ne faille pas se poser ces questions, bien au contraire, mais l’enjeu premier restait bien le niveau d’information et de réseau que représentait l’Europe.
Si l’idéologie inerte ne représente qu’un immobilisme stérile, Agatha avait cependant pointé le nœud du
problème. Si on ne se focalisait plus que sur les ressources disponibles au niveau européen, le risque était fort de se retrouver dans la même situation que bon nombre de structures : s’indigner de moins en moins, pour finalement trouver la situation normale, voire acceptable en l’état. Ou bien devenir tellement dépendant des larges subventions octroyées que les indignations émises finissaient par ressembler à de très timides chuchotements.
Garder le cap de ses convictions était donc essentiel. Mais comment garantir une telle chose ?
Cheikh se rapprocha du clavier.
« En fait, Agatha, il n’y a pas de recette miracle.
Si nos militants ne s’intéressent pas à ces questions, s’ils laissent une poignée d’entre nous s’en
préoccuper, sans jamais les interroger sur ce qu’ils font et comment ils le font, alors ce que tu crains
risque fort de se produire.
Ce n’est même pas une question de corruption ou de malveillance quelconque. Même avec les meilleures intentions du monde, si tes dénonciations mettent en péril des salariés ou des financements importants pour le fonctionnement de ta structure, tu finis par y regarder à deux fois avant d’agir, c’est quasi inévitable.
La seule réponse que j’ai à te proposer sur le sujet c’est que nous devons tout faire pour que cela parle à nos militants. Si les choses semblent trop obscures, éclaircissons-les. Si c’est trop complexe, formons-les. Il est parfaitement possible de donner à nos militants des notions de base qui leur permettront de nous interroger, de comprendre globalement les stratégies mises en œuvre, pour qu’ils puissent réellement voir en nous des représentants et non des décideurs. Même si parfois nous devons rapidement valider une option, nous devons ensuite pouvoir l’exposer à tous les autres membres pour valider ce choix, ou au contraire, corriger le tir”.
Qu’en penses-tu ? »
« De base, je ne peux être que d’accord Cheikh. Mais les choses ne sont parfois pas si simples que ça.
Tu connais mon attachement aux actions de terrain, et ma réticence à toutes ces réunions et autres débats sans fin qui ne débouchent généralement sur rien. Au jour le jour, les militants sont confrontés à des situations bien réelles : des problèmes juridiques liés à la consommation, la hausse des loyers, le désastre de la dotation des hôpitaux, surtout en cette période… Voilà quelques exemples de ce qui les préoccupe directement.
Alors leur demander en plus de se préoccuper de questions européennes super abstraites, c’est peut-être un peu beaucoup, non ? … »
« Sauf que tout ça n’a strictement rien d’abstrait Agatha. Reprenons si tu veux bien les trois exemples que tu cites.
Parlons tout d’abord des problèmes juridiques liés à la consommation. Environ un tiers du PIB de la France est constitué de produits importés. Là-dedans, il y a de tout : des produits de consommation courante comme des produits devant ensuite être transformés sur le territoire, mais le plus important, c’est que ce chiffre est en constante augmentation. Et le développement du numérique allié à la mondialisation bien installée maintenant ne va pas changer la tendance, bien au contraire.
Si nous parlons de produits étrangers, nous parlons aussi de litiges avec des compagnies étrangères. De plus en plus, les sites de vente en ligne ou les fournisseurs proposent également des outils numériques de résolution de ces litiges. Mais cela ne marche pas toujours, ou ne correspond pas exactement au cas de figure qui te préoccupe. Sans oublier que le dernier rapport sur l’inclusion numérique révèle qu’en France, un adulte sur cinq n’a pas accès au numérique : pas de matériel, pas de connaissances suffisantes pour l’utiliser correctement, pas de compréhension des informations reçues. Et ça ne touche pas que le 3ème âge, loin de là.
Bref, comment faire s’il s’avère que j’ai acheté un produit en Slovaquie, et qu’il y a un problème avec ?
D’autant qu’acheter sur le net ne signifie pas obligatoirement acheter à pas cher. Et bien c’est là où nous
retrouvons notre GCEC. Dans le cadre de sa mise en place, les états membres ont désigné, chacun sur leur territoire, une association ou une structure pour gérer les litiges intra-communautaires. On appelle cela le réseau ECC-Net. En France, le choix a été fait de directement coupler cette structure avec l’Allemagne, et l’ECC franco-allemand se situe à Kehl, juste en face de Strasbourg. Il peut non seulement conseiller sur le litige en question, mais aussi servir de médiateur dans des conflits qui peuvent paraître insolubles.
Enfin, ça, c’est tel qu’il se présente. Pour être honnête, nous le connaissons mal, dans sa portée et son efficacité réelle. C’est d’ailleurs pour cela que nous allons très prochainement (dès qu’on pourra bouger à nouveau) l’aborder. Mais avoue que ce serait là un outil bien pratique à faire connaître à nos militants !
Continuons avec ton deuxième exemple : la hausse des loyers. Là, j’avoue que je n’ai pas d’exemple direct, mais cela me rappelle le dossier sur lequel nous travaillons : les phtalates présents dans les plastiques. Ces produits sont dangereux pour la santé et ils sont présents partout, surtout dans les matériaux de construction.
Non seulement nous proposons de former nos militants pour qu’ils en saisissent les enjeux et puissent ensuite exiger, concrètement, sur le terrain, que des matériaux sûrs soient utilisés dans la construction et la rénovation des logements, mais de plus nous allons multiplier les contacts avec des Parlementaires et des membres du CESE. Ces contacts nous serviront à faire passer nos revendications et convictions mais aussi à nous informer au plus près des institutions.
Pour mener ce genre de dossiers, nous devons être partie prenante (et active) d’un réseau d’associations européennes, de même nature que la nôtre. C’est pour cela que nous avons adhéré à l’ECU (Association Européenne des Consommateurs, en français), il y a plusieurs années. Aujourd’hui, nous avons une vice-présidence de l’ECU, et celle-ci a obtenu son enregistrement comme groupe d’intérêt, ce qui lui permet d’avoir une véritable assise auprès des institutions de l’UE en général et de la Commission en particulier.
Bien sûr, nous sentons bien qu’une partie de l’ECU pourrait bien être particulièrement attirée par les
financements que cela ouvre, avec tous les dangers que nous en avons évoqués dans nos échanges. Mais pour notre part, nous y voyons surtout l’opportunité d’y construire de solides partenariats européens, de nous rapprocher de sources d’information de premier ordre, voire même d’y disposer de nouvelles ressources indirectes.
Je m’explique sur ce dernier point. Cela rejoint ta remarque sur les hôpitaux et leur état actuel. Parmi tout ce qu’on pourra retenir de la crise sanitaire, il y aura le fait que l’Europe a été incapable de se coordonner efficacement. Au contraire même, dans un premier temps, chacun a plutôt cherché à tirer la couverture à lui. On se souvient tous de l’avion rempli de masques de protection chinois à destination de l’Italie… et qui s’est littéralement fait piller par la République Tchèque, où il s’était posé pour une escale ! Du moins, c’est bien comme ça que les médias ont raconté l’histoire ! Quoi qu’il en soit, il est réel que la santé n’est qu’une compétence d’appui de l’Europe.
Pour comprendre cela, un rappel bref. L’Europe dispose de quatre types de compétences : les exclusives, où elle est seule à intervenir (comme la douane, la concurrence, la politique monétaire…), les partagées, où elle ne redonne la main aux états membres que si elle-même n’a rien décidé sur la question (la consommation, les transports, l’énergie), les compétences d’appui, où on inverse le principe des compétences partagées : là ce sont les états membres qui ont la main, et l’UE n’intervient que s’ils ne veulent pas le faire (et c’est là qu’on trouve la santé, mais aussi l’éducation ou la culture…), et enfin les compétences particulières, qui comme leur nom l’indique, n’interviennent que dans des domaines très ciblés, comme la coordination des politiques économiques, ou de la politique étrangère. A noter que dans cette dernière catégorie on trouve aussi une clause de flexibilité qui permet à l’UE, dans des conditions strictes, d’intervenir en dehors de ses domaines normaux de responsabilité. Il n’est pas du tout impossible qu’on entende parler de cette clause dans l’après crise sanitaire…
Bref, pour en revenir à mon propos sur les aides indirectes. Peu de temps avant le déclenchement de cette crise, nous avons été sollicités pour nous inscrire dans un projet européen tournant autour de tout ce qui concerne les maladies cardiovasculaires : prévention, effets, traitements… Consultés dans le cadre d’une enquête préliminaire, nous avons pu longuement nous exprimer sur le sujet, notre préoccupation constante de garantir un cadre de vie et un accès à a nourriture de qualité, mais aussi nos questions sur les médicaments dits stratégiques et la détention de tels stocks au niveau d’une agence européenne, ou encore les objets médicaux connectés (prothèses, implants, assistances…) et tous les dangers que cela peut entraîner.
Si nous avons accepté de nous inscrire dans cette démarche, c’est non seulement pour pouvoir exprimer tout cela, mais aussi pour disposer d’un cycle de formations et de bases d’informations sur le sujet, dont notre intention est bien ensuite de pouvoir faire bénéficier nos adhérents. De plus, encore une fois, nous y renforcerons nos liens avec d’autres associations européennes qui participent elles aussi à ce cycle de
formations.
C’est donc cela que j’appelle une ressource indirecte : nous ne dépendons pas d’une subvention, nous
participons à un projet d’où nous pourrons nous retirer s’il s’avérait qu’il ne rentre pas nos valeurs. En
attendant, tous ces éléments ne nous coûteront rien (tout est pris en charge dans le cadre du budget de l’UE), ce qui nous permettra d’utiliser nos ressources propres sur d’autres sujets.
Voilà Agatha. Je ne peux pas dire à un militant : l’Europe va résoudre ton problème, là, maintenant, tout de suite. Elle en serait bien incapable, je pense ! Mais je peux lui mettre à disposition un outil de résolution de litiges, des documents d’information, des formations qui lui seront utiles dans ses activités régulières et peut-être encore d’autres choses dans l’avenir.
Toujours bon à prendre, non ? »
« J’avoue que présenté comme cela, on peut y trouver quelque intérêt. Mais j’ai encore beaucoup de mal à voir l’Europe comme quelque chose de positif, je dois te le dire. »
« Encore une fois, il n’est pas tant question de ‘positif’ que de stratégie de contacts, d’informations et de
ressources.
Je vais même aller plus loin. Il n’aura échappé à personne que l’Europe n’est pas du tout dans une phase très positive en ce moment.
Les Anglais sont partis dans le cadre du Brexit, et même si l’Europe cherche à faire bonne figure, même si le Royaume Uni a toujours été un enfant très capricieux de l’Europe, c’est clairement un gros revers pour elle. Et une forte incitation à donner de la voix à tous ceux qui veulent que nous quittions cette Europe. En fonction de comment le Royaume Uni sortira de la crise du coronavirus, au regard des autres pays restés dans l’UE, ces voix s’accentueront ou se tairont (au moins quelques temps !).
Mais il faut ajouter à cela l’offensive actuelle à peine croyable du patronat européen avec ce qu’ils appellent le principe d’innovation. L’idée est que si quelque chose apporte un avantage manifeste, et qu’il n’est pas prouvé qu’il puisse avoir des effets nocifs, alors il faut ne pas être trop restrictif et en autoriser un large usage. Bien sûr, une fois ce principe posé, le même patronat exige un niveau hallucinant de preuve quant aux effets nocifs présumés de tel ou tel produit ! Tellement hallucinant, que ce n’est techniquement et financièrement pas faisable ! Au final, tu te retrouves avec l’exact opposé du principe de précaution. Et sur une telle base, tous les produits les plus toxiques peuvent tranquillement se balader sur le marché, jusqu’au moment il y a assez de désastres (généralement humains) pour en déduire, que, oui, peut-être, là, faut faire quelque chose…
Cette politique du pire est largement encouragée par une Commission européenne qui a mis en place un
programme dit REFIT, qui consiste à « alléger » le droit européen.
Si tout le monde était d’accord pour dire qu’il fallait toiletter ce droit, beaucoup disaient qu’il s’agissait aussi de le préciser, voire de le compléter le cas échéant. Mais la Commission ne l’entend pas de cette oreille, et se cantonne avec l’obstination d’un baudet particulièrement borné à supprimer des éléments de textes juridiques. Au final, le toilettage ressemble bien plus à de la dérégulation pure et dure, credo, aussi entêté que destructeur, des néo-libéraux au pouvoir.
Pour terminer sur une note plus positive, je pourrais te parler de la Responsabilité Sociale et
Environnementale des entreprises, actuellement étudiée à l’échelle européenne, voire même mondiale. Ou même encore du Socle Européen des Droits Sociaux, même si, depuis sa déclaration en 2017, on peine à en voir des conséquences concrètes. Mais là, il faudrait sans doute que nous reprenions une autre discussion, entièrement dédiée à ces vastes sujets !
J’espère tout de même avoir pu t’éclairer sur mon adage fétiche : si tu ne t’occupes pas de l’Europe, ’Europe s’occupera de toi ! »
« Disons que cela m’apporte pas mal de nouveaux éléments ! Merci à toi d’avoir pris le temps de m’expliquer tout ça. Prend soin de toi et de tes proches. Ton amie, Agatha. »
« Merci à toi d’avoir pris le temps de me lire ! Prend aussi bien soin de toi et de tes proches, ma camarade préférée ! Fraternellement, Cheikh. »
François BILEM
Responsable du collectif international d’INDECOSA-CGT