Mieux comprendre l’Europe – 1
Les institutions Européennes
Petite histoire pour vous raconter l’Europe
Cheikh s’installa devant le clavier de son ordinateur comme d’ordinaire.
A vrai dire, cette période de confinement forcé ne le changeait pas beaucoup de ses habitudes. Mais tout de même, quelle ironie ! Lui qui se battait depuis des années pour faire prendre conscience à ses collègues l’importance des questions internationales, et plus particulièrement l’importance de cette damnée Union Européenne, voilà qu’aujourd’hui, tout le pays vivait au rythme d’une démonstration tragique de ce qu’il tentait de mettre en avant depuis si longtemps !
Non qu’il n’eût été particulièrement clairvoyant sur le sujet. Comme l’immense majorité de ses compatriotes, il n’avait découvert les ravages de ce maudit virus et de ses conséquences, grandes comme petites, sur sa vie quotidienne (et celle de ses proches) qu’au moment où ceux- ci s’étaient abattus sur son existence banale.
Non, là où Cheikh avait en quelque sorte anticipé ce moment, c’était quand il répétait à qui voulait l’entendre : « si on ne s’occupe pas de l’Europe, c’est l’Europe qui va s’occuper de nous ! », ou encore « il n’est pas possible de se désintéresser de ce qui se passe à l’autre bout de la planète, sous prétexte que c’est loin, que c’est pas comme chez nous, qu’on est protégés, parce que le jour où quelque chose dérapera, tout le monde sera concerné ». Ce n’était pas de la voyance, seulement un peu de logique, pas bien difficile à avoir. Mais nombreuses étaient les personnes persuadées ne pouvoir rien y faire, voire espérant que cela ne les toucherait pas. Peut-être avaient elles changé d’avis maintenant…
« Comme Agatha ! », se prit-il à penser. Agatha était une très bonne camarade, très active dans de nombreuses associations. Elle donnait son temps sans compter et y mettait une énergie qui forçait l’admiration. Mais Agatha défendait l’action locale, de terrain. Tout ce qui prenait une dimension large, politique, et surtout internationale, était une pure perte de temps pour elle. « Ce ne sont que des parasites qui vivent grassement de leurs réunions et colloques en tous genres ! Quand je m’occupe des gens sur le terrain, crois-moi, ils se moquent bien des directives européennes. Et puis en plus, même s’ils s’y intéressaient, ils ne pourraient rien y faire. Alors pourquoi perdre du temps avec ça, hum ? »
Mécaniquement, presque par réflexe, il envoya un mail à son amie.
« Salut Agatha ! Alors t’en penses quoi maintenant de l’Europe ? »
La réponse ne tarda pas à s’afficher. Agatha semblait elle aussi confinée à domicile, et pour une hyper active comme elle, ne rien faire devait tenir de la torture ! Agatha avait donc visiblement l’envie de discuter un peu.
« Salut Cheikh ! Ben que veux-tu que j’en pense ? Même pas foutus de se mettre d’accord sur un plan sanitaire européen ! Chaque pays doit se débrouiller par ses propres moyens. Je ne te raconte pas dans quel état on va retrouver ceux qui n’ont pas de système de santé valable quand tout ça sera fini ! Ah elle est belle l’Europe ! Pour légiférer sur nos fromages ou sauver les banques, là, y a du monde ! Mais pour le reste… »
Cheikh sourit ! D’ordinaire, Agatha évitait soigneusement le débat sur ces questions, affirmant qu’elles lui laissaient juste un mal de crâne totalement inutile, et donc parfaitement évitable ! Mais puisque ce virus leur offrait ce dont ils ne disposaient d’ordinaire que peu, à savoir du temps, autant en profiter… La discussion électronique sanitairement sûre (pour une fois, la crainte des virus informatiques était reléguée au rang de simple bouton de fièvre sans grandes conséquences !) s’engagea aussitôt.
« Mais justement ! Depuis le temps que je te le dis ! C’est précisément pour pouvoir un jour peser sur ce genre de questions qu’il faut qu’on s’y investisse ! On n’a simplement pas le choix ! Si on ne s’occupe pas de l’Europe, l’Europe s’occupera de nous ! »
« Oh, ça suffit avec ta maudite phrase à deux balles ! Ça veut dire quoi d’abord, à part une maxime facile que tu sors à chaque fois que tu parles du sujet ? »
« C’est pas dur à comprendre. S’occuper de l’Europe, dans le cas présent, c’est militer pour toutes ces choses dont on a bien vu qu’elles manquaient. Bien sûr, on peut parler des aspects médicaux, comme une coordination des réponses sanitaires ou encore des réserves de médicaments de première nécessité – et j’y inclus des choses aussi élémentaires que du gel hydroalcoolique ou des masques de protection. Mais cela interroge aussi plus largement sur l’absurdité des politiques d’austérité, qui ont conduit à réduire dramatiquement les capacités des hôpitaux. Ou encore sur l’inertie en matière de fracture numérique, dont on voit bien les effets quand il n’y a quasiment plus qu’internet et ses services qui te permettent d’assurer le quotidien. Sans même parler de la question de la misère, et des gens sans logis. Comment être confiné chez toi si tu n’as pas de chez toi ? Bref, c’est pas seulement le médical qui est interrogé, mais tout notre cadre de vie. Et si on laisse l’Union Européenne s’entêter dans cette optique néo libérale désastreuse, on ne pourra qu’obtenir des résultats désastreux, que nous serons les premiers à payer. La question n’est donc pas de savoir si on aime ou pas cette Europe là – personnellement, je ne l’aime pas ! – mais si on tente d’y faire quelque chose ou si on se contente d’attendre et de subir… »
« Ok, admettons. Mais faire quoi ? Imaginons que demain, suite à cette crise sanitaire, et peut être même avec une belle crise économique que l’on semble vouloir déjà nous présenter dès aujourd’hui, je veuille moi, simple citoyenne, agir d’une façon quelconque. Je ne sais même pas à qui je devrais m’adresser ! Y a de quoi se décourager, non ? »
Cheikh soupira. Sur ce point, Agatha n’avait pas tout à fait tort. Vue de l’extérieur, l’Union Européenne ressemblait à une immense machinerie (certains allant jusqu’à l’idée de machination !) truffée d’experts et de spécialistes, totalement inaccessible au commun des mortels, au rang desquels lui-même se plaçait. Marquant une très courte hésitation, il se remit à pianoter sur son clavier.
« Si tu veux je t’explique. En commençant par te parler des institutions elles-mêmes, qui elles sont et ce qu’elles font. Si on comprend ça ensemble, on peut ensuite discuter ensemble de ce que qu’on peut y faire. Ça te va comme proposition ou tu as quelque chose de mieux à faire dans l’immédiat ? »
« Gros malin, va ! Tu sais bien que je suis confinée, tout comme toi ! Allez, c’est ton jour de chance. Essaye de m’expliquer ça. Mais sois clair, hein ! Parce que sinon, je lâche tout de suite l’affaire ! »
« D’accord. Passons un deal : si je ne suis pas assez clair, tu me l’écris, et je simplifie. Ça te va ? »
« Ok, à toi ! Sois brillant ! »
« Je vais déjà essayer d’être clair, ce ne sera déjà pas si mal. Bon, je vais te parler de quatre instances européennes. Il y en a d’autres, mais ces quatre-là sont les plus importantes pour ce qui nous concerne ici.
D’abord, il y a le Conseil européen. Ce sont les sommets dont on entend parler de temps à autre à la télé. Là où sont débattues les grandes orientations, ou amorcés les traités. Attention, il faut se souvenir que le Conseil européen est différent du Conseil de l’Union Européenne ou même que le Conseil de l’Europe. Oui, je sais, c’est tordu, mais c’est comme ça ! Pour faire court, le Conseil de l’Europe, ça réunit l’Europe au sens large, très large même puisqu’on y trouve des pays comme la Russie ou la Turquie ! 47 états membres qui abordent des points très généraux. Mais je n’en parle pas plus, ils ne sont pas impliqués dans ce que je veux t’expliquer ici.
Le Conseil européen, lui, est composé (maintenant) des chefs d’états des 27 états membres de l’UE, et donne les grandes orientations. Le Conseil de l’UE (on dit parfois simplement le Conseil) est lui composé des ministres des 27 états concernés par le sujet abordé. Par exemple, si on parle santé, on y trouvera les 27 ministres de la santé, si on parle finance, les 27 ministres des finances, etc.
A ces deux instances, tu ajoutes la Commission Européenne et le Parlement Européen.
Le Parlement, c’est ce que la plupart des gens connaissent (un peu) : des candidats élus dans chaque état membre pour siéger à Bruxelles ou Strasbourg, et voter les lois. Mais ce que les gens ignorent souvent, c’est que le Parlement est organisé par groupes politiques, qui comprennent tous les parlementaires de l’UE qui se réclament de tel ou tel groupe. Par exemple, le groupe majoritaire actuellement, c’est celui de la droite « classique ». Ils sont suivis par les socio-démocrates. Mais ce qui marque, c’est la poussée des libéraux aux dernières élections. Ils sont le troisième groupe, loin devant l’extrême droite (qui a bien profité du Brexit pour gagner une place), puis seulement les écologistes, les conservateurs, et bons derniers, la gauche de transformation sociale.
Le Parlement et le Conseil de l’UE sont les deux institutions qui votent les lois. Donc, si tu mets en relation le fait qu’aujourd’hui 11 pays de l’UE se disent de droite, voire de droite radicale, et que 13 autres s’affirment libéraux ou socio-démocrates, face à l’écrasante majorité de la droite, des socio-démocrates et des libéraux au Parlement, cela t’éclaire quelque peu sur les orientations actuelles de l’UE. Quant aux 3 pays restants, s’ils se classent en divers, c’est surtout parce qu’ils sont dirigés par des alliances politiques plutôt… inclassables !
Reste donc la Commission. Normalement constituée d’un Commissaire par état membre (dans les faits il y a régulièrement des exceptions), elle est supposée être un regroupement d’experts impartiaux. On a tout de même de quoi se poser quelques questions, quand on voit que le dernier « expert impartial » nommé par la France est un homme d’affaires passé par chez Orange juste avant qu’on assiste à cette effroyable vague de suicides et qui prend en charge le Marché Intérieur – alors qu’il a lui-même des intérêts très directs ! -. Car la Commission est organisée en portefeuilles, c’est à dire des grands domaines d’intervention, à la tête desquels on trouve un Commissaire – parfois deux. Ce que tu dois en retenir à ce stade, ce qui est vraiment très important, c’est que c’est la Commission qui a l’exclusivité de la proposition législative. En clair, la Commission écrit les lois qui sont ensuite votées par le Conseil de l’UE et le Parlement.
Est-ce que tu me suis jusque-là ? »
« On va dire que oui globalement. Mais du coup, me viennent deux questions : à quel moment interviennent les fameux fonctionnaires européens dont on nous rabâche les oreilles et dont les politiques eux-mêmes disent qu’ils sont les victimes ? Et aussi, du coup, j’en reviens à ma première interrogation : que peut-on espérer de tout ça ? »
« Concernant ta première question : Conseil européen, Conseil de l’UE, Parlement, Commission, tous disposent de fonctionnaires européens pour… fonctionner ! Le Conseil européen est composé de personnes élues dans leur pays, le Conseil de l’UE et la Commission regroupant les personnes choisies par ces élus, et le Parlement est lui aussi issu d’élections. Il y a des fonctionnaires bien sûr, mais toute l’ossature reste bien politique ! Même la Commission qui n’est pas censée l’être (du moins pas autant) est en réalité très en phase (pour faire court) avec les politiques en place dans l’UE. Donc, c’est sûr que vu comme ça, le côté « victime » des politiques laisse un peu rêveur…
Quant à ta deuxième question, c’est clair que ce n’est pas très encourageant à ce stade. Voilà des responsables politiques, avec une forte tendance néo libérale, franchement au service des plus riches, qui nomment des « sages » qui n’en ont parfois que le nom pour rédiger des lois, qui sont ensuite votées par des personnes soit choisies directement par eux, soit issues d’élections mais avec globalement la même orientation politique qu’eux !
Franchement, je comprends bien que ça ne donne pas le sentiment qu’on puisse y faire grand-chose. Mais voilà ; on ne peut pas se contenter de regarder uniquement les institutions. Ce qui est aussi très important, c’est de comprendre sur quoi elles basent leurs choix, comment elles construisent leurs propositions et lois.
Si tu le veux bien, prenons le cadre de la consommation. Le sujet est très vaste, et s’il ne couvre pas tous les domaines, il reste cependant le plus étendu. Si je ne t’ai pas déjà perdue, je poursuis avec les acteurs de la consommation en Europe. Partante ? »
Agatha ne répondait pas. L’espace d’un instant, Cheikh se dit que ses explications, bien que volontairement simplifiées, avaient rebuté son amie. Mais brusquement un message s’afficha.
« Ok, j’avoue que je suis un peu intriguée. Comment peux-tu encore prétendre qu’il faille s’occuper de l’Europe après ce que tu viens de me raconter ? Allez, vends-moi du rêve ! »
Cheikh sourit.
« Du rêve, sans doute pas ! Mais j’ai peut-être quelques informations qui pourront t’intéresser… »
François BILEM
Responsable du collectif international d’INDECOSA-CGT
Avril 2020