Le consommateur détient-il le pouvoir d’infléchir les règles du marché ?
Lorsque l’on écoute les discours des autorités sur les rapports entre consommation et éthique, que ce soit au niveau national ou au niveau européen, une affirmation s’opère quasi immédiatement ; c’est le consommateur qui est l’arbitre des choix et des consciences.
Dès lors, c’est bien le comportement de ce consommateur qui impactera directement l’éthique
des produits consommés.
Ainsi, si le consommateur refuse des produits non éthiques, nul n’en produira puisque nul n’en achètera. A l’inverse, si le consommateur exige des produits éthiques, il n’y aura d’autre choix que de lui en fournir.
Un autre corollaire découle de ce raisonnement : si des produits non éthiques circulent, c’est bien que des consommateurs sont disposés à en consommer, et donc à les acheter.
Dans ces trois raisonnements, on aura remarqué que c’est le consommateur qui est placé au centre de l’équation, en excluant tout autre acteur ou du moins, en ne lui reconnaissant pas un impact majeur.
C’est le consommateur, à travers ses choix, qui détient le pouvoir d’infléchir les règles du marché, et c’est donc à lui qu’incombe, in fine, la responsabilité d’exiger, ou non, que les produits consommés soient vertueux, porteurs de valeurs humanistes et environnementales (si tant est qu’il faille encore faire une distinction à ce niveau).
Mais que se passe-t-il si on cherche à confronter cette affirmation avec la vie courante et ses
réalités ?
Partons de l’idée d’un consommateur « standard ». Il regarde aujourd’hui avec effroi les prix flamber sans rien pouvoir y faire. Il sait, vaguement, que le commerce mondial actuel est vorace de toutes les misères du monde afin de dégager le plus de marge possible, mais connaît aussi par cœur la réflexion commune « tout le monde fait ça ». Sa principale préoccupation, même s’il ne souhaite de mal à personne, est d’abord de protéger ses intérêts et ceux de ses proches.
Est-il vraiment l’arbitre des consciences que les autorités décrivent ?
Une large catégorie de produits non éthiques, concerne des produits fabriqués via le recours au travail forcé (travail de personnes privées de leur liberté) ou au travail contraint (travail très peu rémunérateur effectué sur des secteurs ne présentant pas d’alternative économique). Dans les deux cas, le recours à une main d’œuvre sous (ou pas) payée permet de proposer des produits accessibles aux catégories les plus fragiles financièrement dans les pays de forte consommation.
A l’inverse, des produits qui s’attachent à assurer des conditions décentes de rémunération pour les producteurs voient leur prix augmenter du fait de la juste rétribution de la main d’œuvre et finissent par s’adresser aux populations consommatrices suffisamment riches pour se les offrir.
Il y a quelques années de cela, à l’occasion des négociations menées autour du TAFTA, s’était posée la question des « poulets à la javel », cette technique permettant de conserver plus longuement la viande des volailles importées. A cette époque, un parlementaire français s’étonnait qu’on lui demande s’il trouvait normal que l’on puisse vendre de la viande traitée de cette façon. Au journaliste qui l’interrogeait, il répondit que le consommateur pouvait toujours choisir d’acheter du poulet de Bresse s’il ne voulait pas d’une viande traitée à la javel.
L’absurdité profonde de cette réponse cherchait à occulter le fait que le choix entre poulet de Bresse et poulet javélisé tenait bien moins d’un choix gustatif que d’une contrainte économique.
En proposant de la viande à bas prix, il était évident que seuls les consommateurs à faible pouvoir d’achat se dirigeraient vers la viande traitée. Pour les autres, la seule évocation du mot « javel » associé à une denrée alimentaire suffirait à les tenir à l’écart de tels produits.
Pour notre consommateur « standard », la question de son pouvoir d’achat va donc être essentielle. S’il est prêt et en capacité de mettre un peu plus cher dans un produit, il pourra donc se préoccuper de son éthique. Sinon, le critère économique risque fort de l’emporter, même si notre consommateur le regrette.
Or, il ne décide pas lui-même de son salaire. Ce rôle est dévolu à l’État, à travers ses lois et normes, et aux employeurs.
Imaginons, l’espace d’un instant, que notre consommateur se voit augmenté d’une telle façon que le critère économique ne soit plus une barrière pour lui. On pourra imaginer la même chose en partant de l’idée que les prix baissent, pour parvenir au même résultat.
Pour autant, les produits consommés deviendraient ils nécessairement éthiques ?
Aucun téléphone au monde ne vous sera vendu avec la mention « Batterie probablement composée de métaux minés par des enfants au mépris des conventions internationales et même des règles les plus élémentaires en matière de sécurité ». Pourtant de nombreux smartphones pourraient porter cette mention. Et il ne vous aura pas échappé que ces appareils, même bas de gamme, sont généralement onéreux.
Le prix n’est donc pas le seul indicateur de l’aspect éthique d’un produit. Il peut être un bon indicateur, mais il n’est pas le seul.
Notre consommateur va donc avoir besoin d’informations, d’éléments qui vont lui permettre de mieux comprendre toutes les facettes de son produit : extraction des matières premières, production, transformation parfois, acheminement, vente, recyclage…. A chacune de ces étapes, l’éthique peut s’évaporer en un clin d’œil.
Si vous fabriquez un produit vertueux socialement et écologiquement, mais qu’au moment de son recyclage vous confiez cette tâche à des prisonniers politiques ou à des enfants coupables d’être pauvres, toute notion d’éthique disparaît aussitôt. L’éthique ne peut pas se tronçonner : elle doit apparaître d’un bout à l’autre du cycle de vie du produit.
Encore une fois, notre consommateur va-t-il pouvoir lui-même produire une information claire, actualisée et fiable ? Internet est une réelle avancée, mais sans repères pour y voir plus clair, l’abondance d’informations parfois totalement contradictoires peut rapidement conduire à ne plus trop savoir qu’en faire.
Seuls des repères fiables, éprouvés, stables sur la durée, peuvent construire une telle confiance.
Ces repères se construisent généralement auprès d’associations de terrain, ou de réseaux identifiés. Et ces acteurs auront bien du mal à rayonner si les États, les structures institutionnelles, encore une fois, ne les appuient pas.
A nouveau, imaginons qu’une telle confiance se construise, que des informations fiables et complètes soient désormais disponibles. Notre consommateur n’a plus d’obstacle financier, ni relatif à son information. Va-t-il enfin pouvoir devenir l’arbitre des consciences que l’on veut qu’il soit ?
Un troisième obstacle va rapidement apparaître, que l’on pourrait dire « culturel ».
Pour le système marchand, tel que nous l’avons toujours connu depuis notre naissance, le « bon chat », l’« achat intelligent », c’est celui qui vous sera le plus économiquement favorable. Soldes, promotions, lots… même si toutes ces pratiques sont mieux encadrées aujourd’hui qu’hier, il n’en reste pas moins qu’elles s’axent uniquement sur une « intelligence financière ».
Vous pouvez obtenir des produits pour moins cher que ces mêmes produits hors opérations spéciales ? Tant mieux pour vous ! A l’inverse, si un produit veut mettre en avant un argument équitable (conditions de récolte, transformation, fabrication, distribution…), on utilisera cet argument pour justifier l’effort supplémentaire qui vous sera demandé sur le prix.
Dit autrement : acheter un produit disposant d’un argument éthique sera présenté comme un effort de votre part (effort louable certes, mais un effort tout de même), alors qu’acheter un produit offrant un argument économique (réduction, solde, promotion…) sera présenté systématiquement comme une forme d’intelligence d’achat.
L’éthique dès lors appartient au registre du cœur quand le financier tient de celui de la raison. Cette proposition binaire et simpliste est omniprésente dans les rayons de nos grandes surfaces.
Mais est-elle réellement du seul ressort du consommateur ? Pourquoi le fabricant / commerçant y échappe-t-il ? Pourquoi ne propose-t-il jamais des « soldes humanistes » où certains produits connus seraient proposés au prix nécessaire à une subsistance digne des populations les ayant fabriqués / récoltés / transformés en indiquant clairement les marges des divers intervenants ? …
Cette « culture » commerciale est tellement ancrée (et relayée par des campagnes marketing incessantes occupant les espaces publics comme privés) que notre consommateur risque fort d’avoir énormément mal à résister aux sirènes d’une promotion « extraordinaire », même en ayant assez d’argent pour ne pas avoir besoin de ladite promotion, et en ayant des informations lui indiquant que le produit en question ne répond pas entièrement à l’éthique.
A travers ces trois prismes, on peut voir que le consommateur n’est pas un élément isolé de la consommation. Il fait partie d’un système, où il est lui-même producteur, système dans lequel il ne maîtrise pas son pouvoir d’achat (il ne décide pas de lui-même de la hauteur de son salaire dans la grande majorité des cas), un système dans lequel il va lui falloir trouver une information efficace et fiable, un système dans lequel il reçoit une éducation consumériste à l’opposé d’une consommation humaniste, éducation massive et passive à travers médias, affichages, et « sens commun ».
A partir de là, on peut légitimement s’étonner que le rapport consommation / éthique soit systématique versé au compte des consommateurs, sans interroger ni les entreprises, ni les structures étatiques. Pourtant, ce sont bien ces deux acteurs qui vont avoir le plus de prise sur le pouvoir d’achat. Ce sont bien les États, à travers les missions d’information qu’ils mènent ou délèguent aux associations de terrain qui peuvent considérablement dynamiser l’efficacité et la fiabilité des informations reçues par les consommateurs. Ce sont bien les entreprises de la vente et de la distribution qui pourraient promouvoir un autre référentiel de valeurs à travers des initiatives autrement plus ambitieuses que les quelques têtes de gondoles équitables que l’on voit parfois fleurir de façon éphémère, çà et là ?
Alors pourquoi ne le font-ils pas ? Pourquoi laisser le consommateur seul face à la question ? La question de l’éthique ne serait – elle que celle du cœur, apanage exclusif du consommateur, quand la raison concernerait les aspects financiers, domaine réservé des États et des entreprises ?
Pour INDECOSA CGT, ces aspects sont liés, ils sont indissociables. L’interrogation fondamentale de l’éthique dans la consommation fait partie de notre socle de valeurs. Mais elle doit impérativement en interroger toutes les composantes. Pouvoir d’achat, information, éducation aux valeurs humanistes sont les trois piliers incontournables à appréhender pour modifier nos approches consuméristes, et aucun de ces acteurs ne peut s’affranchir de ses responsabilités.
Sur la base de ces trois piliers, on pourra alors attendre du consommateur qu’il remplisse sa part du contrat par son acte d’achat. Mais pas avant….
Po/INDECOSA-CGT
François BILEM
Consom’Info N°79| 21 juin 2022 |Fiche d’information | Consommation et Éthique