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Mieux comprendre l’Europe – 2

Publié le 2 avril 2020

Les acteurs de la consommation

“Mais que peut-on faire au milieu de tout ça ?”

 

Jusque-là, Cheikh avait réussi son pari. Agatha continuait de correspondre avec lui, signe qu’elle voulait en savoir plus. Mais pour être clair, Cheikh avait d’abord dû lui parler des institutions européennes, et le moins que l’on pouvait en dire, c’était qu’elles n’avaient rien de bien attractif pour une militante de terrain habituée aux projets concrets.

Il était désormais temps d’aborder la question des intervenants.

« Bon, maintenant que je t’ai bien assommée avec mes institutions européennes, il faut que je t’achève avec quelques précisions !

 Pour ce qui est du Conseil européen (les chefs d’états) ou du Conseil de l’UE (les ministres), je n’en rajoute pas ! Mais pour les deux autres, la Commission et le Parlement, si on parle de consommation, il faut préciser qui s’en occupe exactement.

 Pour la Commission, comme je te l’ai dit, les Commissaires disposent chacun d’un portefeuille sur un domaine plus ou moins large. Mais ensuite, cette institution se structure en Directions Générales, qui regroupent ces fameux fonctionnaires européens dont on nous rabat tant les oreilles, et un ou plusieurs Commissaires. Dans le cas de la consommation, il y a deux Directions Générales (DG) qui sont sur le coup. La DG Santé et Sécurité Alimentaire, avec la Commissaire du même nom. Et la DG Justice et Consommateurs, avec le Commissaire à la Justice et la Commissaire à l’Égalité. Retiens-en que ce sont eux qui sont les interlocuteurs directs de la Commission pour toute question liée à la consommation. Toujours là ? »

« Oui, cela reste compréhensible. Et côté Parlement ? On a aussi des Directions Générales ? »

« Et ben non ! Il y a bien des groupes de travail du même style côté Parlement, mais là, quelqu’un a trouvé malin de les appeler des… commissions ! S’il y a encore des gens qui se demandent pourquoi l’UE paraît si obscure à la population, ils feraient déjà bien de regarder rien que du côté des noms qu’ils ont pris ! Rien qu’à ce niveau, il y a déjà de quoi se perdre !

 Donc, comme je te le disais, le Parlement dispose de deux commissions pour s’occuper de la consommation. La première s’appelle ENVI. Elle s’occupe de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire. Au moment où j’écris ces lignes, elle est dirigée par un Français, pour information. C’est la commission la plus importante du Parlement, avec pas moins de 75 Parlementaires titulaires et autant de suppléants. Bref, un poids lourd du Parlement Européen. La seconde porte le doux nom d’IMCO. Elle concerne le marché intérieur et la protection des consommateurs. On y trouve 45 Parlementaires titulaires et autant de suppléants.

 Voilà, c’est tout pour les précisions sur la Commission et le Parlement. Je peux maintenant te parler des autres acteurs de la consommation en Europe. »

« Et bien ce ne sera pas trop tôt ! Parce que jusqu’à maintenant, j’ai plutôt l’impression que ce sont des politiciens qui parlent entre eux de ce qui nous concerne, sans trop demander ce qu’on en pense ! Donc, j’ai hâte que tu me dises à quel moment on s’exprime, nous ! »

« Déjà, tu parles bien des politiciens, et plus de fonctionnaires obscurs aux motivations malveillantes qui manipuleraient l’Europe pour leur seul profit personnel ! Non que je conteste l’idée que certaines personnes veuillent profiter de leur position, mais nous sommes bien d’accord ; l’UE reste une construction politique, et se réfugier derrière les « méchants fonctionnaires qui nous obligent à faire des trucs moches ! » n’est qu’une grossière manipulation qui fonctionne malheureusement trop bien auprès de trop de gens.

 Ensuite, pour ce qui est de porter notre parole, et bien tu abordes là un point essentiel : qui s’occupe de ça ?

Un Parlementaire, qu’il soit de ton pays ou d’un autre, tu as toujours le droit de lui demander un entretien à titre personnel pour lui parler d’un sujet qui te tient à cœur. Maintenant, tu imagines bien que dans une UE qui compte 446 millions d’habitants, tu risques de te retrouver bien seule avec ton sujet si tu ne trouves pas d’autres personnes qui lui portent le même intérêt.

Au niveau de la Commission, c’est encore plus net. Seuls des experts reconnus ou des groupes légitimes au niveau européen ont voix au chapitre.

 Au tout début de l’UE, avant même que ça ne porte ce nom, on a créé vers 1957 le Comité Économique et Social Européen. Cette instance s’est développée au fil des traités, dans sa forme et dans ses missions, et aujourd’hui, elle regroupe environ 350 membres répartis dans trois collèges : employeurs, employés, et divers (tu y trouves des associations, des mutuelles, des structures paysannes…). L’idée était que ce comité devait être consulté en amont de toute décision pouvant entrer dans son champ d’action – et tu penses bien qu’avec une composition pareille, issue de tous les états de l’UE, cela donne un champ plus que large ! – afin d’éclairer la réflexion des institutions européennes.

 Dans le même temps, quasiment, d’autres organisations se sont rapidement mises au travail. Ce sont ce que nous appelons les lobbys. Les premiers ont essentiellement été patronaux, mais d’autres leur ont rapidement emboîté le pas, comprenant qu’il leur faudrait disposer d’une vitrine européenne s’ils voulaient pouvoir intervenir dans les mécanismes communautaires. Cela a été le cas dès 1962 pour le Bureau Européen des Unions de Consommateurs, qui voulait ainsi pouvoir peser sur le droit des consommateurs en Europe.

En 1973, l’Europe fonde le Groupement Consultatif Européen des Consommateurs, un lieu d’échanges et de relais d’informations et d’avis sur les sujets touchant à la consommation. On y retrouve le BEUC mais aussi des associations issues directement des états membres (et désignés par les gouvernements de ces états) ou d’autres structures européennes regroupant plusieurs états (on parle d’associations parapluie).

 Donc, si tu veux, jusque-là, l’idée était que toi, citoyenne européenne, concernant la consommation, tu étais représentée à la fois par les membres du CESE désignés par la France au troisième collège, et par les membres des associations également désignées par la France au GCEC. Et si tu faisais partie d’une association adhérente au BEUC, alors là, tu disposais même officiellement d’un troisième point d’entrée.

 Sauf que l’UE n’a jamais été véritablement connue pour sa grande écoute démocratique. Et dans les années 90, cela ne va pas s’arranger. A cette époque, c’est Barroso qui dirige la Commission. Et pour lui, interroger le CESE sur toutes ces questions, cela ne lui convient pas vraiment. Il va mettre en place ce que certains auteurs appellent « le dialogue civil », en référence au dialogue social.

L’idée – l’alibi ? – de départ était de réinjecter plus de lien démocratique entre citoyens et Commission au niveau de l’Europe. En interrogeant ce qu’on nomme des « groupes d’intérêt » bien plus volontiers que lobbys (trop connotés négativement), on était supposé être bien plus proche du terrain (et donc de la réalité de vie des gens) que le CESE, accusé d’être devenu par trop institutionnel. Mais on peut sincèrement se demander si le fait que les avis du CESE n’étant pas vraiment en phase avec les orientations de la Commission Barroso n’y était pas pour quelque chose ! D’autant que la Commission a rapidement mis à l’appui de sa stratégie de consultation des groupes d’intérêts… des subventions conséquentes ! Du coup, on a fini par se retrouver avec un maximum d’« experts » soit directement porteurs des intérêts patronaux, soit financièrement totalement dépendants des subsides de la Commission ! En 2018, le BEUC annonçait ainsi un budget global de 5,4 millions d’euros, financés à 30 % par la Commission plus 19 % en réponse à des projets européens, globalement portés par cette même Commission !

En fait, le problème de base, c’est que cette UE considère que pour parler efficacement au peuple, elle doit trouver des experts représentatifs de ce peuple, puisqu’elle ne peut pas interroger chaque citoyen de l’UE. Du coup, quand il devient un peu trop évident que, soit l’expert n’est pas si expert que ça, soit qu’il est trop partial, soit qu’il a un peu trop de casseroles aux fesses et n’est plus très crédible… et bien elle cherche un autre expert ! Et ça n’en finit jamais !

Tout ceci est-il toujours clair pour toi ? »

« Oui. Et cet exposé chronologique était éclairant. Mais du coup, on en revient au point de départ. Si les instances supposées me représenter sur la consommation sont trop dépendantes financièrement de la Commission, ou franchement devenues inertes parce que trop institutionnelles, qu’est-ce que je vais aller faire dans un tel bourbier, moi ? »

« C’est une très bonne question. Et c’est à ce moment-là qu’il faut reprendre un peu d’écart pour avoir une meilleure vue d’ensemble.

 Si tu reprends tout ce qu’on a dit jusque-là, voilà ce que ça donne.

 Imaginons qu’à l’occasion d’un sommet européen, réunissant les chefs d’états, on décide de lancer l’Europe dans un partenariat économique avec la Chine, concernant, par exemple, des produits alimentaires ; comme la crise sanitaire du covid19 est passée par là, nos dirigeants sentent bien qu’un traité de libre-échange risque d’être assez mal perçu par les populations européennes. Déjà que le TAFTA avait fait du remous, alors un truc pareil ! … Bon, donc, notre sommet décide d’y aller plus doucement, et voudrait voir une Directive mise en place en Europe, qui faciliterait et allégerait les contrôles sanitaires (tout en prétendant le contraire, bien sûr) avec la Chine. Le Conseil européen demande donc à la Commission de rédiger une proposition de loi en ce sens.

 La Commission, officiellement composée d’experts, est donc supposée pouvoir réagir à une telle demande en rappelant que ce n’est sans doute pas la meilleure idée du moment. Mais comme en réalité elle est une émanation directe des pouvoirs en place, il y a de fortes chances qu’il n’y ait pas de protestations, ou qu’elles restent très isolées. Notre Commission, via sa DG Santé, va donc prendre l’avis du CESE, dont elle ne tiendra aucun compte s’il ne va pas dans son sens (ce qui risque fort d’être le cas en l’occurrence), et n’hésitera pas, par exemple, à se faire conforter dans ses opinions par des groupes d’intérêts toujours à l’affût de bonnes affaires. Si la chose s’ébruite, elle pourra également commander une étude par une association européenne représentative. C’est là où l’histoire de l’indépendance financière peut laisser songeur sur les résultats de l’étude en question…

Bref, la Commission fait donc sa proposition, qui sera ensuite votée par le Conseil de l’UE et le Parlement. Même si quelques personnes montent au créneau pour dénoncer une telle ineptie, comme les deux instances sont majoritairement de la même couleur politique que les états européens, la Directive passe, avec plus ou moins d’amendements. Comme pour toute Directive, ce sera ensuite à chaque état membre de la mettre en œuvre sur son territoire.

 Mais la Commission continuera de veiller au devenir exact de cette directive, notamment via le GCEC à travers lequel elle pourra ajuster, inciter (financièrement, entre autres), expliquer (faire plus de pédagogie, comme le disent souvent nos dirigeants !) et réagir aux éventuels obstacles qui pourraient apparaître au sein de l’UE.

 Maintenant, voyons si tu m’as bien lu depuis le départ ! Petit exercice en deux questions ! 1/ qu’est-ce que je vais savoir de tout ça si je dis que l’Europe c’est de la m… et que du coup, je ne m’en suis absolument pas préoccupé ? Et 2/ à quel niveau pourrais-je faire ou apprendre quelque chose si, bien évidemment, je me suis donné les moyens d’y être ? »

« T’es vache ! Profiter de mon confinement pour me donner des devoirs de classe ! Bon, allez, je veux bien essayer de voir si j’ai compris ton propos.

 Si je ne suis nulle part dans ces instances et groupes d’intérêts, tout ce que j’en saurai, ce sera par les journaux ou les fuites sur les réseaux sociaux. C’est à dire, pour être honnête, des informations dont on ne sait jamais si elles sont exactes ou non, et dont on n’a pas une vue d’ensemble. Je vais passer tellement de temps à recouper mes infos que je risque fort de ne pouvoir réagir qu’au moment où les choses se mettront en place en France.

Dans le deuxième cas de figure, si je suis présente au CESE, ou que j’y ai des contacts, non seulement je suis informée bien plus tôt des projets de la Commission mais en plus, j’ai une vue bien plus large des réactions en Europe, et donc je peux bien plus facilement y trouver d’éventuels alliés. Et si, de la même manière, je suis présente au GCEC, ou assez proche dirons-nous, je suis très bien placée pour connaître les réactions de la Commission et ce qui se profile dans les hautes sphères de l’Europe.

 Dis-moi Cheikh, c’est de la stratégie ton truc là ! »

« C’est exactement le mot ma chère Agatha ! De la stratégie ! La question qui m’est posée est beaucoup moins de savoir si j’apprécie cette Europe, que de décider si je dois m’en préoccuper et tenter d’occuper les espaces stratégiquement intéressants pour nous, afin d’anticiper au mieux les mauvais coups en préparation et d’organiser le plus efficacement possible nos réponses, tout simplement parce que nous n’avons pas le choix. »

« Hum, j’avoue que c’est pas mal, vu comme ça ! Mais dis-moi, Cheikh. Est-ce que tu crois que nous sommes totalement immunisés à la tentation de nous laisser… « attendrir », par les moyens de l’UE, surtout en cette période de lourdes restrictions budgétaires ? En d’autres mots, n’as-tu pas peur que nous finissions comme les autres, en simples accompagnateurs des réformes, parce que devenus accros aux subventions ? »

« Ça c’est une excellente interrogation. Et pour y répondre, il faudrait que nous échangions un peu plus sur cette fameuse stratégie… »

François BILEM
Responsable du collectif international d’INDECOSA-CGT
Avril 2020

 

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